Guerre Russie-Ukraine : un an après, l’heure des vrais choix (contribution de l’IDRP)

Contribution de l’Institut de Recherche pour la Paix et le désarmement (IDRP) via le blog de Daniel Durand et publié le 20 février 2023 (https://culturedepaix.blogspot.com/2023/02/guerre-russie-ukraine-un-apres-lheure.html)

Le 24 février il y aura un an que la Russie agressait l’Ukraine au mépris du droit international et de la Charte des Nations Unies. Un an après, comment évaluer la situation et quelles sont les options en jeu ?

Au 13 janvier dernier, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a recensé 18.096 victimes civiles depuis le 24 février 2022. Ce total comprend 6.952 personnes tuées et 11.144 blessées. Sur le plan militaire, une estimation américaine parle de 200 000 morts ou blessés militaires, répartis moitié-moitié entre les deux camps. Les destructions matérielles en Ukraine sont considérables, y compris sur le plan des infrastructures civiles, visées délibérément par les forces russes. Pour autant,, il ne faut pas perdre à l’esprit que ces pertes peuvent être plus importantes dans d’autres conflits contemporains comme celui du Yémen. En effet, le conflit russo-ukrainien n’est pas le seul conflit ouvert ou latent aujourd’hui sur la planète, ni la seule crise régionale catastrophique.

Le think tank « International Crisis group » recense « Dix conflits à surveiller en 2023 ». Dans la liste, on note : 1. Ukraine ; 2. Arménie et Azerbaïdjan ; 3. Iran ; 4. Yémen ; 5. Éthiopie ; 6. La République démocratique du Congo et les Grands Lacs ; 7. Le Sahel ; 8. Haïti ; 9. Pakistan ; 10. Taïwan.

La guerre russo-ukrainienne a une sinistre originalité, puisqu’elle implique directement une puissance nucléaire comme belligérant direct, comme cela avait été le cas en 2003 avec l’agression des USA contre l’Irak.

Deux scénarios se sont affrontés pendant les douze derniers mois, si on écarte d’entrée celui qui aurait consisté à accepter sans protester le fait accompli de l’agression russe contre un pays indépendant, membre des Nations unies,

Le premier scénario, celui de rechercher une sortie de crise politique au conflit, a été quasiment étouffé dans l’œuf sous l’accusation de faire le jeu de Poutine. Les expressions ou initiatives pour la paix du Pape François, du premier ministre israélien, de l’Inde ont été rejetées sans discussion. Un « main stream« , une pensée dominante, s’est installée dans les médias européens, reprenant presque tous les vieux poncifs de la propagande de guerre, décrits par l’universitaire Anna Morelli dans son ouvrage  » Principes élémentaires de propagande de guerre« .

C’est un second scénario, qui a été choisi depuis un an par les pays européens et les États-Unis, qui ont formé un nouveau « bloc occidental« . Il a été décidé, même si cela n’est pas assumé officiellement, de répondre « à la guerre par la guerre » en multipliant les sanctions économiques et politiques contre la Russie et en accordant une aide militaire de plus en plus importante au gouvernement ukrainien, tant sous forme de crédits que de fournitures d’armes.

Le vocabulaire employé, même si les « occidentaux » clament qu’ils ne sont ni en guerre, ni co-belligérants, confirme ce choix. Sur Twitter le 4 janvier 2023, le président Macron parle encore de « victoire »  : « Jusqu’à la victoire, jusqu’au retour de la paix en Europe, notre soutien à l’Ukraine ne faiblira pas« . On parle de victoire sur la Russie et non de victoire du droit international, la différence n’est pas mince.

Un an après, il faut constater que cette option militaire, soutenue et choisie par les occidentaux, est en échec : chaque jour voit de nouvelles victimes militaires ou civiles, de nouvelles destructions. Avec cynisme, l’armée russe s’est adaptée à ces combats stagnants et détruit méthodiquement des installations tant militaires que civiles, commet de ce fait de plus en plus de crimes de guerre. C’est la logique implacable de toutes les guerres : nous l’avons constaté en Irak, en Syrie, etc..

Ce choix de l’option militaire a divisé profondément la communauté internationale. Si l’Assemblée générale des Nations unies a condamné majoritairement l’agression, il n’en a pas été de même pour soutenir des sanctions économiques contre la Russie. Dans plusieurs votes, on constate que la majorité des pays d’Afrique, des pays non-alignés se sont abstenus, car la guerre en Ukraine leur est apparue comme une guerre « européenne« , que le système « deux poids, deux mesures » leur a semblé flagrant, face à l’indifférence des pays occidentaux devant les conflits sanglants en Afrique, au Moyen-Orient, face à la complaisance devant les comportements impériaux des USA en Irak et Afghanistan, de la France au Mali. Cela explique le regain d’intérêt pour les coalitions de pays émergents regroupés au sein des BRICS.

Face à ce blocage de la situation en Ukraine, les dirigeants de la coalition occidentale et de l’OTAN disent froidement que le conflit peut durer longtemps, voire de « très nombreuses années » (déclaration du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stotenberg, 15 février). Beaucoup d’observateurs estiment qu’il n’y aura pas de victoire nette d’un côté ou de l’autre comme le reconnaît Emmanuel Macron (Selon lui, « aucun des deux côtés ne peut l’emporter entièrement », interview JDD du 19 février).

Malgré ce constat, des annonces se multiplient pour l’intensification des livraisons d’armes à l’Ukraine. Un nouveau pas vient d’être franchi avec la livraison de chars lourds de combat. Notons que, malgré des déclarations qui, apparemment, appellent à la retenue, le président français avait donné le signal politique de levée du tabou de la livraison de chars, le 5 janvier dernier, en annonçant l’envoi de chars français AMX-10 RC à l’Ukraine. Le journal Le Progrès titrait : « Chars français livrés à Kiev : pourquoi c’est un geste lourd de symboles ». Américains, anglais ont emboîté le pas, ainsi que le gouvernement allemand qui a donné le feu vert pour des livraisons de chars Léopard II. Ces chars sont intégrés aux armées d’une quinzaine de pays en Europe, pour un total de près de 2500 exemplaires.

J’avoue que, pour quelqu’un de ma génération, la perspective de voir des centaines de chars allemands se déployer dans les plaines d’Europe centrale, même si c’est officiellement au nom de la défense de la liberté, n’est pas sans me procurer un certain malaise….

Jusqu’où peut aller cette escalade dans la fournitures d’armes de plus en plus sophistiquées ? Le Parlement européen vient de voter le 15 février  une résolution demandant à ses pays membres « d’envisager réellement la livraison à l’Ukraine d’avions de chasse, d’hélicoptères et de systèmes de missiles adéquats occidentaux« .

En définitive, si on rapproche ces deux constations : la première que la guerre va durer plusieurs années sans avantages décisifs pour une partie, la seconde qu’il y aura une intensification des dépenses d’armement et des fournitures d’armes ; la conclusion semble évidente. L’option militaire, malgré les beaux discours dans les forums inter-ministériels ou les couloirs de l’OTAN ne vise donc pas à abréger les souffrances de la population ou à raccourcir la durée de la guerre.

Deux constations annexes se dégagent à ce stade de la réflexion. La première est que cette guerre de « longue durée » n’aurait-elle pas, dans les cerveaux de certains dirigeants politiques ou de certains chefs militaires, comme but caché d’affaiblir profondément la Russie pour l’empêcher d’être un allié utile dans la confrontation USA/Occident contre la Chine qui a déjà commencé ?

La seconde est celle-ci : ce choix obstiné de la solution « tout militaire » ne met-il pas en place une série de mécanismes qui risquent un jour d’échapper à tout contrôle politique international et déclencher la vraie « der des der », la 3e Guerre mondiale atomique ?

Pour comprendre ce risque, pensons à la 1ère Guerre mondiale de 1914-1918. Elle fut précédée dans les années avant 1914 d’une série d’incidents diplomatiques commerciaux, politiques et de la construction d’un système d’alliances concurrentes. Il aura suffi alors d’un coup de pistolet sur un pont de Sarajevo pour déclencher des mécanismes d’alliances, finissant par déclencher un conflit mondial.

Qui ne voit qu’en Ukraine, nous sommes à la merci d’une provocation réelle ou simulée : survol du territoire d’un pays de l’OTAN, envoi d’un missile sur une ville russe pour déclencher des mécanismes qui deviennent vite incontrôlables… Certains incidents des derniers mois, réels ou simulés, avec l’insistance visible dans certains incidents du président Zélinsky à impliquer directement l’OTAN dans le conflit, devraient donner à réfléchir.

C’est cette situation à la limite de l’absurde qui a justifié ces paroles du Secrétaire général des Nations unies, Antonio Gutteres, le 6 février 2023 devant l’Assemblée générale des Nations unies : « Je crains que le monde ne se laisse pas entraîner en aveugle dans une guerre plus grande. Il le fait les yeux grands ouverts. Le monde a besoin de paix. Une paix dans le respect de la Charte des Nations Unies et du droit international ».
Même si ces paroles ont été partiellement relayées par les médias internationaux, ne faut-il pas faire beaucoup plus encore pour les faire connaître et méditer ?

Aujourd’hui, après un an de souffrances du peuple ukrainien et de destructions dans ce pays, ne faut-il pas changer de cap résolument ? On sait qu’il n’y aura pas d’issue militaire, même le président Macron l’a reconnu ce dimanche 19 février (« je suis convaincu qu’à la fin ça ne se conclura pas militairement »). Certes on connaît l’obstination mégalomane d’un Vladimir Poutine qui fait d’une quelconque puissance ukrainienne un cauchemar géopolitique. On sait que la résistance de l’Ukraine est grande, grâce notamment au soutien militaire occidental, même si ce pays est divisé avec un quart de sa population écartée du débat et une corruption rampante jusque dans les sphères du gouvernement (voir le scandale autour du Ministre de la Défense).

Mais il faut être conscient que si les dirigeants du bloc occidental, les grands pays émergents comme la Chine, l’Inde, la Turquie le décident, des ressources et des mécanismes diplomatiques peuvent être actionnés et devenir efficaces dans la recherche d’un processus diplomatique vers la paix.

Rosemary DiCarlo, Secrétaire générale adjointe des Nations Unies aux affaires politiques et à la consolidation de la paix, a rappelé devant le Conseil de sécurité, le 13 janvier dernier : « toutes les guerres ont une fin, et ce sera le cas aussi pour celle-ci. L’Ukraine, la Russie, le monde ne peuvent pas se permettre que cette guerre continue. Le Secrétaire général est prêt à aider les parties à mettre fin à ce conflit insensé et injustifié, sur la base de la Charte des Nations Unies et du droit international ».

On oublie parfois que, déjà, des négociations ont permis un accord permettant l’exportation du blé ukrainien, accord complété par un autre accord sur les exportations des engrais russes. La circulation du blé et des engrais (ammoniaque) est essentielle pour de très nombreux pays en voie de développement notamment en Afrique.

Répétons-le, conclure un cessez-le-feu, des accords de paix partiels ne constitue pas une capitulation : c’est la condition pour permettre la tenue de discussions, de négociation d’accords partiels. Ayons à l’esprit que, pendant ce temps, la population peut souffler, revivre, des familles éparpillées se reconstituer, des constructions commencer. Les diplomates savent que c’est au fil du temps, des discussions, des pressions, des garanties qui s’élaborent que de nouvelles solutions peuvent se bâtir sans perdre de vue un seul moment le cadre du respect du droit international et de la Charte des Nations Unies, ce qui est la condition essentielle pour que ces compromis puissent devenir des solutions pérennes

Pour cela, il faut que grandisse un mouvement d’opinion qui fasse sentir à l’agresseur qu’il ne peut plus continuer comme cela, mais en même temps, pour exiger des autres pays, engagés plus ou moins directement dans le conflit, qu’ils suspendent la voie militaire, qu’ils empruntent un autre chemin, celui de la diplomatie et des solutions politiques.

À cet égard, les journées des 24 et 25 février seront importantes à observer, car des grandes organisations pacifistes (Bureau international de la paix, Europe for peace) appellent à manifester pour la paix dans plusieurs pays d’Europe.

La condition centrale de la réussite de tout processus de paix est de remettre les Nations unies, ses diplomates, ses agences au centre de ce nouveau processus.

Cela n’avait pas été le cas en 2014 pour les accords de Minsk. Un responsable de l’ONU a rappelé récemment que «l’Organisation des Nations Unies n’a fait officiellement partie d’aucun mécanisme lié au processus de paix en Ukraine, tel que le Format Normandie (incluant les belligérants du Donbass ainsi que l’Allemagne, la France et la Russie), ni aux négociations de Minsk ou aux efforts du groupe de contact trilatéral de l’OSCE« .

Cette mise à l’égard de l’ONU a été une des faiblesses des accords. Malgré cela, les dirigeants de l’ONU n’ont cessé de travailler à la réussite de l’application de ces accords en coopération avec l’OSCE. Ils n’ont eu de cesse de mettre en garde tous les acteurs concernés contre les dangers de la complaisance concernant la mise en œuvre des accords de Minsk et les risques de maintenir ce conflit sans solution.
Aujourd’hui, forts de l’expérience des échecs des huit dernières années, les solutions, les garde-fous à mettre en œuvre sont connus de tous les dirigeants de la région. L’enjeu est d’imposer une volonté politique à tous les acteurs : si le personnage clé est la Russie, la responsabilité des pays occidentaux et de l’OTAN est aussi clairement engagée.

Un an après le début de la guerre en Ukraine,les discours incendiaires, les escalades militaires doivent cesser. Le temps du choix est arrivé. Il n’y a pas de position intermédiaire comme l’a prétendu Emmanuel Macron avec sa formule « la défaite de la Russie sans l’écraser », position ambiguë qui révèle son incapacité à prendre résolument un autre chemin que la solution militaire.

Le choix à faire est radicalement simple, même s’il est loin d’être facile : ou le choix de l’escalade guerrière pendant plusieurs années, comme le prépare l’OTAN, avec l’aggravation des souffrances des populations, les risques de dérapages incontrôlés en 3e Guerre mondiale ou le choix de la priorité à l’ouverture de voies politiques et diplomatiques vers un cessez-le-feu, un processus d’accords partiels, puis plus tard, la re-discussion des conditions d’une sécurité régionale stable et équilibrée pour tous.

Daniel Durand – 20 février 2023

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